Nombreux sont les investisseurs qui doivent l’origine de leur projet à une rencontre. Shivani Siroya, elle, en a fait 4500. Ce sont les petits patrons et les entrepreneurs qu’elle a interviewés il a quelques années en Afrique subsaharienne et en Inde à propos de la gestion de leur budget et de la manière dont ils empruntaient de l’argent.
« J’ai pris conscience qu’il manquait tant de choses dans ce domaine », déclare-t-elle en se référant à l’époque où elle a travaillé pour une entreprise de microfinance et pour les Nations Unies. « Si on avait pu identifier qui avait vraiment besoin de crédit pour produire ou pour se développer, notre argent aurait été utilisé plus efficacement ».
Données téléphoniques
Constatant qu’il n’était pas possible d’aider les gens les moins éduqués, alors que les plus favorisés obtenaient des crédits, elle a décidé de fonder sa propre start-up, InVenture, qui est à l’avant-garde de la révolution technique et financière. Elle est en train de transformer la vie de millions de Kényans grâce à l’exploitation des données de leurs téléphones portables pour évaluer leurs possibilités de remboursement et leur offrir des prêts sans garantie. InVenture est basée à Santa Monica, près de Los Angeles, mais opère au Kenya.
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Les informations collectées concernent l’utilisation de services de banque mobile, les appels passés, les déplacements ou la manière dont le répertoire est organisé.
Une personne ayant indiqué les noms et prénoms de ses contacts serait par exemple plus encline à rembourser son prêt. « Nous avons utilisé les données des téléphones, car c’était une manière d’être au plus près du quotidien des gens », explique la trentenaire.
Ceux qui passent le filtre de l’algorithme peuvent alors recevoir des prêts sans garantie. L’analyse dure cinq minutes. InVenture fait suivre les rapports positifs au bureau chargé des crédits au sein de la Banque centrale du Kenya pour donner à ces personnes une identité financière et les aider à obtenir des crédits à plus long terme, car nombre d’entre eux n’ont jamais été bancarisés.
Recherche et collecte de données au service des plus pauvres
Shivani Siroya a mis plusieurs années à développer son projet. Après avoir conclu en 2008 que « personne aux Nations unies ne faisait rien pour résoudre les problèmes d’accès au crédit », elle a quitté le monde du développement pour trouver une solution via le secteur privé.
Elle avait cependant besoin d’un emploi avant d’y parvenir. Son expérience au sein d’UBS lui a permis d’intégrer le département fusions et acquisitions de Citigroup, en Californie.
Alors qu’elle travaille sur une opération, elle se rend compte qu’elle manque d’informations chiffrées et que c’est le même obstacle qui bloque l’octroi de crédits aux plus pauvres. Elle constitue alors une armée de 35 cerveaux pour partir à la recherche de données. Mettant son travail entre parenthèses, elle coordonne ensuite la consolidation des informations et teste son approche au Ghana, en Inde et au Mexique.
« Un jour, mon patron est venu me voir et m’a dit : “Je pense que tu as mieux à faire.” Ç’a été le déclic, et j’ai fondé ma start-up », explique-t-elle.
Au départ, les cinq salariés se contentent de réunir les données et de les transmettre aux banques. « Mais nous avons vite décidé de voler de nos propres ailes. Nous ne voulions pas dépendre d’une banque qui jugerait notre approche », se souvient-elle. C’est à ce moment que Shivani Siroya décide de concentrer ses efforts sur le Kenya, où le nombre de smartphones est important, où existe la plateforme de services financiers mobiles M-Pesa et dont la population est anglophone.
Une révolution pour le système de microfinance kényan
L’application d’InVenture, renommée Tala récemment, a été lancée au début de 2014. Aujourd’hui, quelque 125 000 Kényans auparavant considérés comme non solvables disposent d’une identité financière.
InVenture, qui emploie maintenant 50 salariés, a accordé plus de 10 millions de dollars (environ 9 millions d’euros) de prêts à 100 000 personnes. Le prêt moyen s’élève à 100 dollars, avec un montant médian de 50 dollars. Selon Shivani Siroya, le taux de défaut serait de 5 %.
Deux des plus importantes banques kényanes, KCB et Equity Bank, ont lancé des produits semblables
Le plus grand succès d’InVenture a incontestablement été de révolutionner le système d’octroi de crédits au Kenya et de pousser d’autres acteurs à suivre le mouvement. Non seulement on compte désormais des start-up similaires, comme Branch International (située à San Francisco et Nairobi), mais deux des plus importantes banques kényanes, KCB et Equity Bank, ont lancé des produits semblables.
Au total, plus de 200 millions de dollars de prêts sans garantie fondés sur l’analyse des données des téléphones ont été octroyés depuis qu’InVenture a lancé sa première application.
Shivani Siroya est motivée comme jamais. Elle se lève à 5 h 30 tous les matins, fait quelques exercices et rejoint son entreprise avant que les bureaux du Kenya soient fermés. « L’avantage, c’est que le Kenya et les autres marchés qui nous intéressent démarrent une nouvelle journée quand il est 21 heures ou 22 heures sur la côte ouest des États-Unis.
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Je peux avoir le bilan de leur journée, prendre un temps de pause et travailler dans la soirée », note-t-elle. Pour sa start-up, elle a adopté un management qu’elle décrit comme collaboratif.
Une marque à l’identité kényane
Lors d’une récente visite à Nairobi pour le passage de son application à la marque Tala, Shivani Siroya a par exemple laissé Amanda Donahue, qui dirige les opérations en Afrique de l’Est, prononcer le discours officiel. Cela aide à ce que Tala soit perçue comme une marque kényane plutôt qu’américaine. « C’est en ayant une vraie identité locale que l’on devient un acteur global », assure-t-elle.
Pour le moment, InVenture est toujours une petite start-up. Elle a démarré en levant un fonds d’amorçage de 1,2 million de dollars en mars 2013, puis de 10 millions plus tard, avant de s’endetter à hauteur de 3 millions. Son point fort, c’est qu’elle gagne plus d’argent que les banques sur chaque dollar prêté.
La durée de remboursement moyenne est de trente jours, mais beaucoup d’emprunteurs paient en deux fois moins de temps, la start-up peut donc réutiliser ses fonds plus vite que ne le ferait une banque.
Shivani Siroya est persuadée de l’énorme potentiel de son approche. Plus d’un milliard de personnes n’ayant pas accès au crédit possèdent un smartphone. Avec des téléphones coûtant 20 dollars au Kenya, la pénétration de ces terminaux va exploser.
Le lancement de nouvelles activités telle l’assurance est à l’ordre du jour, ainsi que l’implantation dans de nouveaux pays. « Nous sommes persuadés que nous allons devenir une grosse entreprise. Nous ne nous projetons pas en réfléchissant à un produit mais à l’ensemble de la vie financière de nos clients », lâche, sûre d’elle, la jeune patronne.